C’était une info banale, noyée dans la section « internationale »; puis elle a commencé à faire la Une – « heureusement qu’on n’a pas fait notre année sabbatique en Asie » – au coude à coude avec la réforme des retraites et la campagne des municipales. L’Italie est entrée en jeu, juste le jour où deux Milanais nous ont abordés en kayak pour parler de notre bateau -« on aimerait bien faire la même chose que vous l’année prochaine! »: grosse psychose à Fakarava suite à ces touristes, le maire interdit la venue des prochains paquebots sur son île. C’est le début des régulations, des certificats médicaux avant d’arriver en avion. Passage obligé des paquebots à Papeete avant les îles, puis interdiction complète de venir en Polynésie. Les Etats-Unis ferment les aéroports, les compagnies trouvent des parades pour continuer à desservir la Polynésie: vol direct, ou avec une étape à Pointe-à-Pitres. Et le premier cas: une députée qui avait été en contact avec le ministre de la culture à Paris. Le deuxième: evasané depuis Fakarava… Décidément… L’infirmière est en quatorzaine, c’est la panique, les municipales sont annulées? Reportées? Finalement maintenues, avec un taux de participation à 95% à Fakarava. Mais l’école et la poste sont fermées. Avant-hier, tous les nouveaux arrivants à Tahiti doivent se mettre d’eux-mêmes en quatorzaine. Les écoles fermées à partir d’aujourd’hui. Interdiction aux non-résidents d’entrer. Sixième cas cet après-midi avec un touriste fraichement arrivé pour une croisière sur un voilier, à la marina.
La nuit, nous suivons l’accélération folle en France: aux dessins et « mèmes » marrants sur Facebook ont succédé des avertissements plus sérieux, puis carrément des enguelades sévères -« les inconscients qui sortent encore! »; en moins de 15 jours, tout s’est métamorphosé, le vide s’est étendu des rayons aux rues, il n’y a plus qu’une actualité, qu’un sujet de conversation sur What’s app. L’angoisse se fait de plus en plus palpable, la peur se répand, pour ses proches et pour les autres aussi.
De loin, on assiste impuissants aux différentes mesures mises en place, qui paraissent toujours trop tardives et pas assez préventives a posteriori, mais pourtant à chaque fois drastiques. On envoie des messages de soutien, on partage notre expérience d’école à la maison, on se pose la question: est-ce qu’on rentre? Quand, où? Pour quoi faire? Trop tard pour voir nos familles, pour être d’une assistance quelconque à qui ce soit… On reste ?
Cela fait 15 jours que nous avons quitté Fakarava, avant que tout ne s’emballe. A l’époque, on hésite encore à traverser pour rejoindre Papeete: la météo n’est pas terrible sur Tahiti, vigilance orange pour les pluies, des inondations forcent les gens à rester chez eux. Dans les Tuamotus des orages peuvent éclater, avec des rafales à 30 noeuds sous grain. Et nous avons toujours notre étai à moitié cassé (certes sécurisé avec deux drisses), qui menace le bateau de démâtage en cas de vagues ou de vent violents, ainsi que des trappes de survie qui peuvent tomber à l’eau au niveau de la ligne de flottaison et laisser les vagues entrer… Vincent étudie les différentes prévisions météo heure par heure, et trouve une fenêtre idéale: entre deux dépressions, une zone calme qui se déplacerait d’est en ouest, en même temps que nous… On la surveille, la mesure; les modèles sont tous d’accord, ça paraît fiable; la mer est encore assez agitée, on fait des tableaux pour calculer la charge maximale que peut prendre la grand voile en fonction du vent et des allures; on renforce nos trappes; on fait nos adieux, à Diana qui verse une larme, à Sophie et sa famille qui nous offrent un excellent poisson cru au lait de coco et de beaux cadeaux made in Faka faapu… Et on part, dimanche 1er mars, sous une petite pluie qui apaise nos cœurs gros, et nous dirigeons vers la passe: la fameuse passe Nord, aux sept courants, la plus grande des Tuamotus…
Elle ne nous déçoit pas: nous sommes au bord d’un grain, avec des vagues dans tous les sens; cela ressemble fortement à une manœuvre d’intimidation et à une énième tentative de Fakarava pour nous garder encore quelques semaines… Mais nous optimisons notre course, serrons les dents, et sortons du mascaret pour filer vers le soleil couchant. Nous naviguons les 24 premières heures à la voile, avec deux voire trois ris et vent arrière pour stabiliser le mât et prendre le minimum de risques, avec une petite moyenne de 4 noeuds. Pas besoin d’aller plus vite, on risquerait d’arriver de nuit à Tahiti… La houle se calme petit à petit, le ciel est dégagé, nous apprécions la présence de la lune la moitié de nos nuits. Le vent finit par tomber, nous continuons au moteur.
Mercredi 4 mars, 2h du matin, après 52h de solitude: un île pleine de lumières! Et d’odeurs que nous avions oubliées: de terre, de forêt, de muscade, de vanille, qui nous heurtent toutes ensembles comme un mur olfactif. Submersion de messages What’s App – et d’émotion: le petit Charles, mon neveu, est né pendant notre traversée…
Nous franchissons la passe de Papeete, qui nous paraît minuscule, aux premières lueurs du jour: les routes grouillent déjà de monde, de nouvelles odeurs apparaissent – pots d’échappement, kerozen-, des bruits aussi qu’on avait oubliés dans notre atoll isolé – léger choc quand un avion nous survole avant d’atterrir…
Petite manœuvre pour s’amarrer au ponton de la marina, et ça y est: on l’a fait, on n’a pas démâté, ni coulé… au dodo…
Mais nous sommes rapidement happés par le rythme de la ville, et ne restons pas longtemps inactifs: Vincent a reçu le kit de sécurisation de ces fichues trappes, et se met au travail, secondé par Agathe – faire des trous dans la coque de son bateau, une expérience à vivre…
Nous croyons pouvoir faire réparer l’étai dès le vendredi, le gréeur ayant reçu les pièces attendues, mais c’eut été trop beau: après un départ aux aurores pour Taina – le point de départ de notre longue aventure que nous retrouvons avec beaucoup de nostalgie, pour s’amarrer au ponton technique où doivent se faire les réparations – le couperet tombe: « c’est plus compliqué que ça »… Pour faire court et simple, notre étai actuel est plus fin que ce qui est préconisé par le constructeur, d’où un vieillissement prématuré… On ne saura jamais pourquoi, même si des marques semblent montrer que ce câble a été démonté depuis la construction du navire… Bref, les pièces commandées ne suffisent pas… Nous retournons à Papeete, pour la suite des courses: des nouvelles chaussures pour les filles – qui continuent de grandir – des livres, des nacres, des cordons de cuir pour bracelets et colliers, du matériel pour le bateau…
Vincent fait la révision du moteur de l’annexe (impeller et vidange de l’embase) en compagnie de Dominique du voilier Viva, rencontré à Fakarava, puis la vidange du générateur; ponçage et vernissage de la table du cockpit pour moi; pêche aux crabes et aux crevettes depuis le ponton pour les filles! Elles ont rencontré une petite voisine, Apolline, qui vit à l’année à la marina, et qui les initie à la pêche à l’épuisette… Elles y passent tous leurs après-midis, c’est beaucoup plus drôle finalement que les jeux au parc de Paofai, surtout quand les tortues viennent grignoter les algues à quelques mètres de leurs filets…
Agathe est en pleine forme depuis que son œil va mieux: il était gonflé depuis quelques semaines, très sensible à la lumière. L’infirmière de Fakarava n’avait rien vu de spécial et lui avait donné des gouttes antibiotiques, en nous recommandant un ophtalmo s’il n’y avait pas d’amélioration. Rendez-vous pris lundi matin, il y a un corps étranger coincé sous la paupière, opération sous anesthésie générale le lendemain après-midi. La clinique est à un quart d’heure à pied de la marina, l’assurance-santé est réactive, pas mal de paperasses, mais tout se passe bien! Agathe entre au bloc opératoire rassurée par des infirmiers avec des charlottes rigolotes, et je la récupère deux heures plus tard, dans les vappes mais contente que tout soit terminée. Aucune séquelle, elle retrouve sa belle humeur!
Il ne reste donc plus que l’étai à réparer… Nous retournons au ponton technique de Taina avant-hier, mais le gréeur a un coup de chaud, et ne peut pas continuer. Nous restons amarrés pour la journée, en profitons pour faire du snorkeling près de la barrière de corail: nous retrouvons l’eau chaude et translucide des îles de la société (oui, moi j’ai trouvé que l’eau était frisquette à Fakarava, pas plus de 26°C…), et sa faune sous-marine dense et bariolée. Avec de très belles surprises: quatre tortues, une raie pastenague et une raie léopard! Un record dans cette partie du lagon…
Mardi matin, coup de téléphone du gréeur: son assistant a le nez qui coule, c’est peut-être le virus… Nous rentrons à Papeete… Pour en repartir ce matin: finalement ce n’était qu’un rhume. Grosse journée de travail, avec son lot de surprises, mais qui finalement s’arrangent au cours de la journée, et ce soir à 20h30: l’étai est remonté! Le gréeur repasse demain matin pour affiner les réglages mais ça paraît pas mal…
Et ensuite? Ce sera le confinement, dans un mouillage idéalement, autour de Tahiti puisqu’on ne peut plus naviguer d’une île à l’autre… L’avitaillement a été fait samedi dernier, je finirai de faire ma réserve de pain et de pommes demain matin… Nous suivrons l’évolution des situations, en prenant le temps de profiter de chaque journée avec les filles, puisqu’au départ, notre année sabbatique, c’était pour nous retrouver en famille… Bon courage à tous et à toutes pour ces prochaines semaines difficiles, n’hésitez pas à nous donner des nouvelles!
Quelques vidéos pour sortir virtuellement de chez vous: celles de l’article précédent sont toutes disponibles (vive la 4G…), et voici celle de notre retour à Tahiti: (la chanson qui l’accompagne: hymne à Fenua, la terre-mère des Polynésiens)